En République Démocratique du Congo, terre de richesses culturelles et de créativité, depuis plus d’une décennie une révolution silencieuse mais ravageuse s’opère : celle de la disparition progressive des talents artistiques, étouffés dans l’ombre des prophéties et des prêches dogmatiques. Bukavu, Goma, Kinshasa, Lubumbashi… plus une ville, plus un quartier, plus un coin de rue sans un clocher, sans une enseigne « Ministère de… », « Église du réveil… », « Tabernacle des nations… » et avec cette prolifération alarmante des églises, c’est l’expression artistique des jeunes congolais qui s’effrite, se fige, se tait.
Oui, en RDC, surtout à l’Est du pays, nous assistons à une véritable mutation artistique sous l’emprise spirituelle. Une transformation pas toujours voulue, pas toujours réfléchie, encore moins libre. Une mutation imposée, sournoise, camouflée sous le voile de la foi.
Le chant du pasteur, l’adieu de l’artiste
Ils étaient jeunes, pleins de vie, pleins de textes, de rimes et de rêves. Ils s’appelaient Cor Akim, SM Show,Amisi Musada des noms qui résonnaient dans les ruelles de Bukavu ou sur les scènes de petits festivals. Et puis un dimanche, un mercredi, un quelconque « temps de prière », un pasteur, prophète ou révérend autoproclamé leur dit :
« Ton talent est diabolique. Le diable t’utilise par ta musique. Quitte cela si tu veux sauver ton âme. » Et là, tout bascule.
Ces jeunes artistes qui, à l’écoute d’un sermon ou à la suite d’une prophétie, mettent fin à leur carrière artistique. Sous prétexte que la danse serait une invitation au péché, que le chant urbain serait une langue du diable, que le théâtre serait une moquerie du sacré… on leur demande de renoncer. Et comme pour beaucoup, la foi est aussi une manière d’honorer la famille et d’éviter les conflits, ces jeunes préfèrent obéir. Même si cela signifie enterrer leur passion.
Prenons le cas d’Amisi Musada, ex-chanteur de reggae révolutionnaire. Il possédait une voix unique, un style vibrant, capable de captiver même les plus sceptiques. Un vrai talent brut ! Mais dès sa conversion au protestantisme, tout s’est arrêté. La guitare rangée, les mélodies tues, et la scène devenue un souvenir. Non pas par choix personnel, mais par pression spirituelle.
Et si la foi et l’art pouvaient coexister ?
Heureusement, il existe des résistants ! Des artistes qui, bien que convertis, refusent d’abandonner leur art. En titre d’exemple : SM SHOW, aujourd’hui connu sous le nom d’Alphonse MLG. Ancien rappeur urbain de Bukavu, célèbre pour son titre « Panda Remix », il a fait le choix de garder son style, tout en réorientant son message. Résultat ? Un rap gospel puissant, intelligent et toujours aussi musical. Son album « Mtoto wa Yesu » est une preuve vivante que l’on peut chanter Dieu sans perdre son essence artistique. Il est resté lui-même. Et c’est ça, le vrai chemin : transformer sans détruire. Croire sans censurer. Créer sans trahir.
Autre cas admirable : Corneille Akilimali Bufole, alias Cor Akim. Ce chanteur à la voix troublante a, lui aussi, choisi la foi sans renier son don. Il chante le gospel, certes, mais avec le même timbre, la même profondeur et la même émotion. Il n’a pas tué son art, il l’a transformé. Et aujourd’hui, il vit de sa musique… au Kenya.
Le cas paradoxal de Cindy le Cœur
Et si la foi pouvait se vivre autrement ? Prenons l’exemple de Cindy le Cœur, de son vrai nom Candy Nkunku. Artiste complète, à la fois chanteuse, danseuse et directrice artistique. Elle a débuté dans le gospel, aux côtés de Kool Matopé. Mais en 2007, elle décide de rejoindre le Quartier Latin de Koffi Olomidé. Beaucoup ont crié au scandale. Une chrétienne qui rejoint un groupe de rumba ! Horreur !
Mais artistiquement, elle a brillé. Grâce à elle, Koffi Olomidé a conservé un souffle nouveau, et son public s’est élargi. La voix de Cindy, son énergie, sa vision artistique ont propulsé le groupe. Aujourd’hui encore, elle fait partie des rares femmes ayant réussi à s’imposer dans un univers musical dominé par les hommes, et ce, sans renier ses valeurs. Elle n’a pas choisi entre l’art et la foi. Elle a trouvé son équilibre.
Une Église omniprésente, une culture en danger
La prolifération des églises dans notre pays ne devrait pas être un problème en soi. Mais c’est l’usage que certains en font qui devient toxique : briser les foyers au nom de la prophétie, diaboliser la culture locale, interdire aux jeunes d’exprimer leur créativité, contrôler, manipuler, dominer.
Aujourd’hui, chaque quartier a plus d’églises que d’écoles artistiques. Chaque carrefour résonne plus des prêches que des répétitions musicales. Et pourtant, que serait la RDC sans ses artistes, ses peintres, ses comédiens, ses slameurs, ses sapeurs ? Un Congo sans culture, c’est un Congo sans âme.
Faire du rap ou du théâtre, est-ce un péché ? Pourquoi les artistes gospel utilisent-ils les mêmes instruments, les mêmes rythmes que les artistes dits « du monde », et eux ne sont pas condamnés ? Pourquoi Dieu donnerait-il un talent à quelqu’un pour ensuite lui interdire de l’utiliser ? Et si, au lieu de les étouffer, on orientait les jeunes artistes à utiliser leur talent comme canal d’évangélisation ou d’éducation ?
L’art n’est pas l’ennemi de Dieu
Dieu est créateur, dit-on. Et créer, c’est l’essence même de l’art. Alors, comment peut-on se dire chrétien et lutter contre l’art ?
Le Christ lui-même utilisait des paraboles, des images, des scènes de vie pour enseigner. L’art est un langage, une puissance, un miroir de la société. L’art guérit, libère, rassemble. La RDC est un pays de feu, de musique, de passion. Un peuple qui chante en pleurant, qui danse en résistant. En détruisant l’art, ce n’est pas juste la liberté qu’on tue. C’est l’âme même du Congo.
« Il faut sensibiliser les leaders religieux à la richesse de l’art. Il faut que les jeunes comprennent que croire en Dieu ne signifie pas cesser de créer. Aujourd’hui, des dizaines de jeunes renoncent chaque mois à leur rêve pour répondre à des injonctions spirituelles non fondées. L’église n’est plus un refuge, elle devient un carcan pour les artistes », explique un artiste qui a gardé l’anonymat.
Des cris de liberté. Des cris d’art. Des cris de foi intelligente. Des cris de renaissance culturelle. Non, faire de l’art n’est pas un péché ! Non, la danse n’est pas l’œuvre du diable ! Oui, Dieu aime la beauté, le rythme, la créativité !
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